Photos THEO-Dessine-moi l'Intifada
 Texte Guillaume FONTAINE


Dessine-moi l'intifada

Des soldats israéliens, impitoyables, tirent sur des enfants. Les pierres énormes volent vers eux et s'écrasent, impuissantes, sur le blindage de chars minuscules. Les hélicoptères et les avions crachent bombes et roquettes sur une foule confuse. Une colombe s'envole vers Al Aqsa, la grande mosquée de Jérusalem. Un enfant meurt le regard tourné elle. Les ambulanciers l'emmènent. Photographes et cameramen fixent la scène. Un nouveau martyr est tombé pour la seconde Intifada. Les détails s'accumulent : ruines, fumées, cercueils, personnages en larmes...Les éléments oniriques se mêlent à la précision absolue de la scène. C'est un dessin d'enfant. Mais ce pourrait être aussi un des montages de la télévision palestinienne sur l'Intifada, une des histoires que l'on se raconte dans les rues d'un camp de réfugiés ou même le scénario d'un jeu cruel dans une cour de récréation.

Plus de cent cinquante ouvres comme celle-ci sont étalées dans une petite salle du centre de Culture et Pensée Libre, une ONG palestinienne. Les dessins ont tous été réalisés le mois dernier. Leurs auteurs se bousculent sur le pas de la porte, nous dévisagent à travers les fenêtres, curieux et impatients, bruyants et indisciplinés. Ils revendiquent la pertinence de leur coup de crayon et veulent expliquer chaque détail à toute vitesse : des heures d'un travail patient, délaissé et repris dix fois, en quelques mots. Les enfants n'ont que trois ou quatre heures de classe par jour. Les écoles sont saturées, il y a trop d'enfants à Gaza pour les accueillir tous. La moitié de la population a moins de 15 ans. Alors, de nombreuses ONG prennent le relais. Les petits viennent le matin et les grands l'après-midi.

Le centre est plein de couleurs et de jeux, de rires et de cris joyeux. De l'autre côté de la porte toujours ouverte, il y a Khan Younis, le plus grand camp de réfugiés de la Bande de Gaza. De grandes étendues mornes et aveuglantes succèdent aux ruelles tortueuses où se pressent les enfants. Les grands immeubles et les constructions enchevêtrées au hasard des époques s'étalent le long d'une colline, béton et toits en tôle chauffés par le soleil à perte de vue. Le lieu des affrontements n'est qu'à quelques centaines de mètres du centre. Une butte domine une colonie tranquille. On y jette des pierres, les soldats israéliens tirent.

"Il y aura eu beaucoup d'images dans ce conflit. Ces dessins en sont une très petite part" nous dit une éducatrice, "mais peut-être la plus difficile à comprendre parce qu'elle intègre toutes les autres. Dans le camp, ils sont obligés de vivre avec l'Intifada. Ils la regardent à la télévision, se la racontent, la rejouent et la dessinent." Depuis le début des affrontements, elle est partout. C'est pourquoi il est impossible de démêler dans leurs dessins ce que les enfants ont réellement vécu de ce qu'ils ont vu à la télévision. A Jérusalem, des enfants d'expatriés français complètement étrangers au conflit font les mêmes dessins. Leurs parents sont pourtant persuadés de les tenir à l'écart des événements. Loin de Gaza et des affrontements, les images de l'Intifada réussissent à s'imposer. Sur les chaînes palestiniennes, des montages rapides et rythmés, les temps forts des combats passent en boucle. Les scènes vont au plus près de l'action sur fond de musique patriotique. "Chebab", "shoada" et "Intifada" - enfant, martyr et révolte - reviennent sans cesse.

Le "jeu-des-israéliens-et-des-palestiniens" ajoute une confusion supplémentaire dans la représentation sans distance du conflit. Il est de loin le plus populaire auprès des enfants de Gaza et de Cisjordanie. Les "gentils palestiniens" jettent de vraies pierres aux "méchants israéliens" qui ripostent avec leurs mitraillette en bois, imitation des M16. On rejoue à l'infini les scénarios des affrontements les plus connus : la mort du petit Mohamed ou même le lynchage des soldats à Ramallah. Et il y a aussi les histoires que l'on se raconte en prenant la place des protagonistes. Chaque affrontement est ainsi redoublé, amplifié et déformé d'un conteur à l'autre.

Face aux journalistes, chaque enfant affiche sa volonté de devenir un martyr. D'ailleurs, les photographes apprennent vite à ne pas s'attarder dans certains affrontements. Pour une photo, des chebabs provoquent les tirs et attendent parfois, impassibles la balle qui les fauchera. Il n'y a pas un endroit au monde où soit produit un plus grand nombre d'images. Dès 10 ans, les enfants deviennent incontrôlables et ne semblent plus reconnaître d'autorité. Leurs parents savent qu'il est illusoire de vouloir les garder dans des maisons exiguës. Les enfants de Khan Younis vivent dans la rue. Chaque semaine, les journaux dénoncent la mort d'enfants portant un cartable ou un sac de provisions. Mais pour certains, le détour par les lieux d'affrontements est devenu obligatoire. Comme en Irlande du Nord à une certaine époque, jeter des pierres à l'occupant est presque un acte civique.

A écouter la rumeur, on croirait presque que tous les enfants participent à l'Intifada. Mais les dessins ne sont pour la plupart que "des images d'images" nous dit Mariam, la directrice de Culture et Pensée Libre. D'après l'UNICEF, seul 1% des enfants se rend effectivement sur les lieux des affrontements. Certains sont pourtant persuadés d'avoir vu le petit Mohamed se faire tuer à Netsarim. Le travail d'auto-persuasion est presque automatique. "Il y a une grande part de fantasme dans les dessins. Ils dessinent des frondes démesurées parce qu'on voit partout que ce sont des frondes qui doivent délivrer les palestiniens". Une part de la tension ambiante dans les Territoires provient de l'omniprésence des images. Les murs des villes sont couverts de graffitis, les affiches de tous les martyrs tombés pour la cause s'accumulent. Le paradoxe est que les images de la guerre font peur aux enfants mais qu'on leur voue un véritable culte. "Il est donc nécessaire que ce soit également par la représentation qu'ils se libèrent d'un peu de leur angoisse. Ils se réapproprient leur monde en le dessinant et cessent, en partie, de subir les images de l'extérieur. Dessiner met à distance le traumatisme de la guerre." La relation de confiance établie au fil des années avec les enfants est la clé du travail des éducateurs. Aucun personnage des dessins n'est anonyme. Aucun détail n'est anodin. Chacun raconte l'histoire de la famille ou un événement personnel marquant. Pour pénétrer dans cette intimité, "il faut se faire intégrer peu à peu dans l'univers des enfants comme une référence stable, non conflictuelle." Les enfants vivent dans une défiance permanente. Rejeter est un réflexe. C'est la manière la plus immédiate pour mettre à distance ce qui peut faire mal. L'étranger est d'abord l'ennemi. On l'accueille toujours par un "shalom" qui fait figure de test. Une réponse en hébreu expose à quelques jets de pierre. "La violence des enfants exprime, comme partout, leur malaise. La victoire des éducateurs est assurée quand les enfants viennent directement de l'école au centre, sans passer par les affrontements. Cela montre qu'ils n'ont plus besoin de ce défouloire qu'est l'affrontement. " assure Nadjwa.

Parler aux enfants, les écouter, expliquer...mais sans contraindre, sans chercher à imposer un contenu, des idées. Leur position est délicate, toujours à la limite. Le cas de Yusef, 14 ans, est exemplaire. Il s'est dessiné jetant une pierre sur les postes israéliens. Quelques minutes plus tard, il est tombé, gravement blessé par deux balles, à l'endroit même que figurait son dessin. Tout le monde a été choqué. Et les enfants du centre attendaient une réponse forte. "Il fallait que quelque chose soit fait rapidement sous peine de perdre toute crédibilité. la tentation est forte d'abonder dans leur sens. Mais notre rôle n'est pas là. Il ne s'agit pas d'appeler à la haine mais d'en faire un témoin de la barbarie des affrontements." Yusef est devenu un symbole dans le centre. Difficile pourtant de faire sentir les nuances aux enfants dans le contexte actuel. Ils chantaient l'Intifada en montrant le dessin de leur camarade : "les martyrs sont morts, nous sommes des milliers à pouvoir nous lever. Allah wa akbar".

"Instrumentalisation" est le mot que les éducateurs craignent par-dessus tout. "Les centres n'ont pas vocation à devenir des bulles coupées du monde". Ils doivent jouer comme un contrepoids au contexte actuel. C'est toute la difficulté de la mission des éducateurs. A chaque nouvelle victime connue, la formule sans cesse martelée "ils tirent sur des enfants qui ne leur jettent que des pierres" s'impose avec force. C'est le dogme insoutenable de l'Intifada : la confrontation de la fragilité innocente des enfants et de la brutalité implacable des soldats. Même pour les plus anciens ou les plus solides, il est impossible de s'abstraire du contexte, de garder sa neutralité. On ne peut apprendre à un enfant ce que l'on ne peut faire soi-même. A partir de janvier, les éducateurs devront eux aussi être suivis par des psychologues.

On peut se demander comment une mise à distance du quotidien est même possible. Les motifs de la révolte sont aussi et surtout matériels. Ils touchent tous les aspects du quotidien. Depuis 1948, les camps de réfugiés n'ont plus rien de provisoire. Il y a plus de 200 000 personnes à Khan Younis. Les maisons bien alignées et les rues fleuries de la colonie qu'on aperçoit du camp sont vécues comme une provocation. Gaza est maintenant coupé en trois par les routes qui mènent aux colonies, ce qui accentue l'impression d'être emprisonné dans son propre pays. Ceux qui travaillent en Israël n'ont plus de revenu depuis le bouclage des Territoires. Il y a plus de 60% de chômage à Gaza. Seuls quelques palestiniens travaillent encore dans les colonies. La dépendance envers les israéliens est totale. Eau, gaz, électricité, essence, communications...peuvent être coupés par simple décision. D'ailleurs, à Khan Younis, ce sont les symboles de la domination économique israélienne que les enfants attaquent : les usines de la colonie en bordure du camp. Les pierres tombent avec un bruit d'orage sur les toits en tôle du garage dans lequel les ouvriers travaillent, indifférents. Parfois, un cocktail molotov vient s'écraser à proximité. Les soldats, garants de cette paix artificielle, tournent toute la journée autour des bâtiments, dans des cours jonchées de douilles et de cailloux. Ils ont ordre de tirer sur quiconque franchit le mur d'enceinte de la colonie. "Regardez mon arme, regardez leurs frondes. Nous avons perdu cette guerre là" dit, écouré, un soldat israélien. "Pourtant, nous aussi nous sommes des enfants et nous aussi on mériterait mieux". Le ton est désabusé, la revendication est lasse. L'armée israélienne est un "peuple en arme". A l'exception des réservistes, aucun soldat n'a plus de 21 ans. Le service militaire dure trois ans et commence à 18 ans. Les jeunes appelés sont eux aussi, d'une certaine manière, des enfants de l'Intifada.

Après plus de deux mois, les affrontements obéissent à une routine bien réglée. On n'a jamais compté plus de 4 ou 5 morts par jour à Khan Younis. On pourrait dire cyniquement que les débordements semblent contrôlés de part et d'autre. Lorsque le soir tombe, les insultes contre les soldats tout proches et les cris d'excitation des enfants s'éteignent. En guise d'au revoir, une voix palestinienne se moque des deux camps : "à demain les israéliens, dormez tranquilles, la fête est finie pour aujourd'hui". Un peu plus tard à la limite du camp, les claquements secs des tirs de Kalachnikovs remplacent le bruit des pierres et les cris. Les rafales de M16 font l'écho. Enfants et soldats ont des nuits agitées à Khan Younis.


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