Photos F.Lépissier
 Texte Agnès BECKER

La vie des femmes au pays Dogon

Références : "Les Dogon du Mali",Gérard Beaudoin aux éditions BDTdéveleoppement

C'est en plein cœur du Mali, au Sud-Ouest exactement de la boucle du Niger, que nous avons pris conscience de l'immensité et de la richesse des paysages d'une des dernières régions d'Afrique où société, religion, art et architecture conservent leurs racines profondément ancrées dans la tradition. Il est en outre une des zones les plus anciennement peuplées d'Afrique de l'Ouest, ses populations ayant été au cours des siècles les témoins des différents troubles qui ont marqué cette région. Ignoré des historiens pendant des décennies, le pays Dogon n'a été véritablement étudié que par la mission ethnologique du professeur Marcel Griaule dès 1931.

Depuis ce temps, des vagues régulières de touristes se succèdent pour visiter le site, coupé du reste du Mali par sa situation géographique incroyable et par son immensité. Majestueux, le pays Dogon s'élève chaotiquement depuis les basses terres de Macina jusqu'à Sangha, le long d'un plateau de 140 km, se terminant abruptement par des falaises hautes de 300 à 600 m dominant la plaine. On évalue la population en pays Dogon à environ 450 000 habitants, soit en tout 5% de la population malienne.

Les célèbres falaises de Bandiagara étant inscrites depuis 1989 au patrimoine mondial de l'Unesco, au titre de bien "mixte" à la fois culturel et matériel, toute la beauté de ses flans donne au pays Dogon et à ses habitants la légitimité de nos visites. Villages fortifiés, concessions, maisons des ancêtres ou maisons des hommes, greniers, habitations troglodytiques, toute l'architecture Dogon témoigne d'une maîtrise technique étonnante et d'une remarquable adaptation aux exigences du terrain et du climat.

C'est en quittant un matin Djenné la magnifique, petite cité d'argile et de terre séchée, à quelques kilomètres de là, que l'aventure en taxi brousse, en baché (camionnette à ciel ouvert où nous nous entassons parmis les bêtes), puis en bus bondé, nous donnait enfin le goût et les suées de cette aventure haute en couleurs. Quelques incidents mécaniques plus tard (l'Afrique en est rythmée) l'ombre d'un majestueux baobab nous abrite le temps d'un premier contact avec un jeune groupe de bergers, enfants de la nature, sauvages et souriants, face à nos visages rougis par la terre et la chaleur mêlées. Le long des champs que nous traversons, apparaissent alors une poignée d'hommes dans leurs pagnes de coton bleu, tissés à la main, ornés de bonnets pointus abritant leurs visages ravinés par le temps, et affairés à labourer une parcelle de champs sous le soleil écrasant. Quelques mules leur prêtant main forte, ils cultivent principalement le mil, le sorgho, le maïs, et le fonio, mais également les cultures maraîchères grâce à de petits barrages sur le plateau et dans les falaises, et à des forages dans les plaines. Ces cultures, notamment celle des oignons, occupent une grande part dans l'économie domestique et permettent d'organiser chaque journée, suivant des horaires fixes liés aux vielles traditions et aux saisons. Ensemble par petits groupes, les femmes ne sont pas loin, occupées à piller le mil et entourées de leurs enfants, elles gèrent tranquillement la vie de leur famille. Le plus doux des paysages, voilé par la brume de cette fin d'après midi, nous apparaît alors grandiose, mêlé de roches, de champs, de brousse à perte de vue, de falaises abruptes, de cascades longeant les falaises et de baobabs éternels entourant les villages traditionnels, où le Hogon, vieux sage du village, veille patiemment à l'ombre de sa maison. Passée la première nuit dans le campement de Benimatou, perdu au milieu de la montagne, tel un vrai refuge d'âmes en quête d'extraordinaire, nous nous endormons le nez dans les étoiles, au rythme des tambours et des cris de joie de tout un village heureux de nous accueillir. Et c'est au champ du coq et au ricanement de l'âne à nos pieds, que nous émergeons enfin de ce lourd sommeil qui sera au fil des jours de plus en plus reposant. Après une tasse de thé ou de café soluble amenés dans ce campement spécialement pour les voyageurs étrangers, et quelques beignets, nous sanglons nos sacs et repartons sur les chemins de terre et de roches avant que le soleil ne devienne impraticable. Quelques heures de marche plus loin nous arrivons au village de ENDE, en plein cœur du pays Dogon, petit village école qui accueille presque toute l'année, les voyageurs qui arrivent jusque là.

La première chose qui frappe quand on s'immerge dans une famille Dogon, c'est que l'homme seul représente la lignée, il occupe une place dominante au sein de sa famille. La femme, elle, venant de l'extérieur, parfois d'un village éloigné, conserve un statut d'étrangère et les enfants, dès qu'ils sont en âge de marcher, appartiennent à l'homme. Après la circoncision et l'excision, garçons et filles peuvent se marier. En général vers 18-20 ans pour les garçons, et dès l'apparition des premières règles pour les filles.

Grâce au mélange des différents peuples Dogon pendant leur migration, le mariage est devenu une institution très libre qui ne comporte aucune obligation de l'apport d'une dote. Le rôle du mariage étant d'avoir des enfants, l'homme préférera parfois avoir une femme ayant déjà enfanté à une jeune vierge qui pourrait se révéler stérile. Car avoir des enfants, si possible mâles, c'est s'assurer une vieillesse tranquille. Cependant contrairement à d'autres peuples, la naissance d'une fille n'apparaît pas comme un malheur. Elle n'est pas perçue comme une perte ou un gain éventuel mais seulement comme une future mère de famille, qui sera estimée par son mari en fonction du nombre d'enfants qu'elle lui donnera. Même si durant notre séjour, deux femmes du village ont tenu à me donner deux de leurs nouveaux-nés filles d'à peine un mois, je suis convaincue que leur geste était plus un geste d'amour et de promesse d'une vie meilleure, qu'un geste d'abandon. Car même si les mères donnent l'impression d'être entourées en permanence de tous leurs enfants, sans y prêter la moindre attention, elles ne travaillent pas seulement pour les nourrir, mais aussi pour leur transmettre tout leur amour de la famille et de la terre qui les accueille.

Kaïssa me conta un matin, ses fiançailles et son mariage avec Ali, père de ses 5 enfants et bientôt du sixième. Pendant toute la période précédent les fiançailles, Ali offrit à sa future femme, bijoux, foulards et autres petits cadeaux. Quand Kaïssa fût enceinte de son premier enfant, Ali lui donna deux poissons-chat en signe d'identification du poisson avec le fœtus dans le ventre de sa mère. Kaïssa en mangea un et donna le second à sa meilleure amie pour lui donner la chance d'être enceinte à son tour. Le mariage pouvait alors avoir lieu, car comme chez presque tous les Dogon, celui ci se fait une fois le premier enfant conçu. Le mariage se concrétisa le jour où il offrit aux parents de la jeune fille une calebasse remplie de 20 mesures de mil, un coq et un poulet, ainsi q'un peu de tabac. Kaïssa me regarda doucement d'un air malicieux, comme pour mieux me faire partager cet instant, où toute sa vie pouvait enfin commencer. Cette forme de mariage étant pour eux la plus sérieuse et la plus durable, le mari Dogon ne se contente bien souvent pas d'une seule femme, mais pratique la polygamie pour s'assurer une descendance riche qui pourra par la suite le faire vivre confortablement. Ils considèrent alors que deux femmes est un nombre idéal, et même si la complicité entre elles se renforce au fil du temps, Kaïssa redoute un instant le moment où Ali lui présentera sa suivante. Par ailleurs, dans certaines régions le nombre des femmes est limité par la richesse de l'homme. Ce qui me frappa le plus dans la société Dogon, c'est la différence évidente des hommes et des femmes dans leur rôle social. Ils ne sont pas égaux et la femme, même si elle conserve quelques activités réservées, n'a pas de rôle précis dans la société et ne participe à aucun conseil. Son rôle de mère et de femme au foyer est prédominant et presque exclusif.

La naissance des enfants étant, pour chaque femme, l'essence première de leur rôle sur terre, nous allons voir que même si dans la plupart des cas, les accouchements se déroulent sans problème, il arrive encore malheureusement trop souvent que les femmes enfantent dans la douleur et la maladie. Le calvaire des femmes qui ont "enjambé le diable", article paru dans le magazine ELLE du 16 octobre dernier, parle des conséquences désastreuses d'un accouchement précaire, sur la santé de ces femmes, dues en général à l'étroitesse du bassin qui ne leur permet pas d'enfanter normalement.

Le plus insoutenable étant que dans ces contrées primitives et éloignées de tout centre médical, comme le pays Dogon peut l'être, les femmes attendent parfois plusieurs mois voir des années avant d'aller se faire soigner dans les grandes villes, à quelques semaines de marche de leurs habitations. Elles y resteront parfois le restant de leur vie, ayant été chassées et répudiées par leur mari et tout le village.

Cruelle est la vie de ces femmes parfois, et dur est leur apprentissage. Leur enseignement est donné par les vieilles femmes lors de retraites dans "la maison des femmes" et celui-ci porte en grande partie sur la vie quotidienne. Il n'est pas rare cependant que les jeunes filles et les femmes entre elles se portent assistance et conseil, même si elles ne sont pas co-épouses du même homme. Une grande solidarité naît souvent entre les femmes d'un même village. Et bien souvent lors des rencontres faites les jours de marché (hebdomadaires en pays Dogon, c'est à dire tous les 5 jours puisqu'une semaine ne comporte que 5 jours), des liens se tissent entre femmes de différents villages. Même si celles-ci n'appartiennent qu'à leur mari une fois mariées, il arrive qu'ensembles elles forment des petits clans, et se retrouvent après le coucher des enfants pour discuter ou chanter.

Une journée en pays Dogon commence presque inexorablement, comme pour tous les cultivateurs du monde, avec le lever du soleil vers 6h du matin. Le Dogon est au service de la terre et la pluie commande son emploi du temps, c'est pourquoi ses journées sont très chargées pendant la saison des pluies. Après une rapide toilette, l'homme va aux champs pendant que sa femme, levée plus tôt que lui, a déjà rapporté l'eau du puits, et pilé le mil pour préparer le repas. Vers 10h, emportant avec elle nourriture et enfants, elle rejoint son mari aux champs. En fin de matinée, ils déjeunent tous ensembles et poursuivent leurs tâches jusqu'aux environs de 16h. Après un cour repos enfin accordé, le mari reprend son travail et la femme rentre au village. Une fois chez elle, la femme pile à nouveau le mil pour le soir en s'occupant des enfants. L'homme rentre après s'être rapidement lavé à la rivière ou au puits. Une fois rentré chez lui à la tombée de la nuit, le mari prend son repas en famille, bien souvent dans l'obscurité complète. Pendant que la femme couche les enfants et part retrouver d'autres femmes, ses amies, l'homme va à la case à palabres pour fumer une pipe et discuter entre hommes. Souvent les vieux sages du village ne rentrent pas chez eux, passant la nuit à discuter dans la case à palabres, et dormant peu. S'il reste une partie du repas du soir, il sera consommé le matin au réveil, avant le départ aux champs.

Malgré ce rythme de travail très stricte, dicté depuis des centaines d'années par des traditions fortes en pays Dogon, les familles actuelles se modernisent et intègrent maintenant la scolarité de leurs enfants dans leur mode de vie. Ainsi les écoles de langue française, langue officielle du pays, s'implantent peu à peu dans les villages. Il arrive que des missions ou des organismes français apportent les subventions et la main d'œuvre pour construire ces écoles, mais ce sont plus souvent les habitants qui assurent cette lourde tâche, retardant parfois la mise en place du réseau scolaire. Une école peut accueillir les enfants de plusieurs villages environnant, et il est parfois difficile de trouver un enseignant qui accepte d'aller travailler dans ces villages isolés. Nous avons rencontré, lors de notre séjour à Ende, deux étudiantes françaises venues au pays Dogon quelques mois pour s'immerger dans la vie rurale de ce peuple particulier. En proposant leur temps et leurs connaissances au maître de cette école surchargée, elles permettent d'assurer le suivi de quelques classes le temps de leur passage. Même si l'école est obligatoire, on constate que tous les enfants ne la fréquentent pas. La raison est économique car l'enfant, dès son plus jeune âge, représente une force de travail dont certaines familles ne peuvent se passer. Les frais de scolarité, bien que minimes, ne peuvent être assurés par tous, et le français s'il est peu parlé, est encore moins lu et écrit.

Dans la grande école de Ende, la plus grande à des dizaines de champs de mil à la ronde, deux bâtiments de pierre entourent une vaste cour intérieure. Dans cette cour aride et parsemée de quelques petits arbres minces, des groupes d'enfants jouent et rient en attendant leur tour. Un joyeux désordre règne sous les fenêtres des salles, et le maître renvoie un par un les élèves retardataires pour une séance d'arrosage des arbres, punition transformée en jeu la plupart du temps. Le nombre des élèves étant très important, ils sont séparés en deux groupes qui se succèdent chaque demi-journée. Chaque enfant n'a donc qu'une demi journée de cours par jour, ce qui lui permet d'assurer une partie de son travail au champs et le reste en temps de trajet (quelques heures de marche à pieds parfois). Malgré le sérieux et la sévérité du maître d'école, nous constatons que la scolarité en pays Dogon joue plus un rôle de symbole social que de véritable enseignement. Seuls une poignée de jeunes élèves accéderont plus tard, si les revenus de leur parents le leur permettent, à un enseignement de plus grande qualité, dans les villes avoisinantes.

Parce que tout chez les Dogon est rythmé et calculé, nous ne trouvons pas beaucoup de place pour l'évolution des mœurs et des conditions de vie, principale cause de la fuite des jeunes générations vers le confort moderne qu'offre la société de consommation. A deux pas du pays Dogon, des villes plus actuelles telles que Sévaré, Djenné ou Mopti, tentent les jeunes gens à bâtir un avenir plus matériel, plus moderne et en constante évolution.

Espérons que la modernité arrivant petit à petit dans les villages anciens, ne cause pas plus tard l'altération de l'environnement naturel du fait de l'impact de l'organisation de l'espace urbain et rural, ainsi que la perte significative de l'authenticité historique de ce peuple.

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